Chapitre 9
La viande salée et le froid rythmèrent leurs journées.
Les hongres pommelés maigrirent, Sigurd devint de plus en plus aigri et Sigmund de plus en plus docile avec les privations. Ki refit le bandage du visage de Vandien régulièrement avec les bandes restantes de la tunique. La couture était écarlate sur sa peau olivâtre, mais elle resta fermée et ne suinta pas, ni n’enfla. Les sacs d’avoine se vidèrent trop vite, mais l’attelage voyageait bien plus en une journée qu’il ne l’aurait fait en deux jours en tirant la roulotte. Pendant le jour, Vandien restait assis sur le large dos de Sigmund et tissait des contes pour Ki sur sa corde à histoires. Parfois, elle se souvenait de sourire pendant les passages amusants, et parfois, il les racontait uniquement à l’intention des oreilles mobiles de Sigmund. Ces fois-là, Ki était occupée à tisser des histoires dans sa tête. Plus d’une dizaine de fois, elle imagina sa confrontation avec Rhésus. Elle allait rabattre le caquet de ce petit homme pompeux puis il lui avouerait qui l’avait engagé pour ce sale boulot de duperie. Et Nils. Parce qu’elle était certaine que c’était Nils. A Nils, elle irait demander des comptes ; pas seulement pour cette tentative d’assassinat, mais aussi pour payer pour celui d’Haftor. Mais, alors, les pensées de Ki finirent vite par tourner en rond et tourbillonner sans but. Que pouvait-elle exiger du vieil homme pour expier vraiment ? Y avait-il quoi que ce soit qu’elle pût lui prendre et qui apaiserait le sentiment d’injustice qui la rongeait de l’intérieur ?
Une autre Ki aurait été assez vorace pour lui prendre la vie. Mais cette Ki aurait aussi été consumée par une colère chauffée à blanc. La Ki qui chevauchait devant Vandien n’éprouvait que l’impression qu’une mission était restée inachevée. Elle se sentait obligée de boucler la boucle, de mettre un terme ultime à cette série de blessures et de vengeances. D’en finir avec tout cela.
La piste, de ce côté de la montagne, prenait un trajet plus direct. Ils descendirent dans un paysage boisé qui leur permit d’allumer un feu, même s’ils n’avaient rien à faire cuire dessus. Le gibier semblait abondant de ce côté, mais Ki ne laissait pas à Vandien le temps de s’y intéresser. Elle avançait sans relâche vers son but, comptant toujours les jours qui lui restaient avant que sa marchandise fut en retard.
Il vint un matin où Vandien aperçut la fumée d’une cheminée qui s’élevait loin, en contrebas, de leur trajet de la journée. Il poussa un cri de joie qui fit sursauter les deux chevaux. Ki lui lança un regard de travers.
— Une auberge, une auberge Humaine ! Elle s’appelle Les Trois Faisans. Ah, cette nuit, Ki, nous aurons un feu, de la nourriture chaude, une bière fraîche et des lits sous un toit. Et quelle histoire je vais devoir raconter à Micket, qui tient l’auberge !
Ki fit légèrement avancer Sigurd pour scruter, depuis la pente de la montagne, par-dessus les sommets des arbres saupoudrés de neige. Elle ne parvenait pas à distinguer le vide blanc d’un passage entre les arbres, ni un terrain dégagé permettant de circuler autour de l’auberge. La fumée de la cheminée de l’auberge avait une teinte grise contre le ciel bleu pâle. Elle éperonna Sigurd pour qu’il reparte.
— Nous atteindrons l’auberge après midi, mais avant la tombée de la nuit, fit-elle remarquer.
— Ce qui nous laissera le temps de commander une bassine d’eau chaude et de nous laver avant d’aller dans la salle commune pour raconter nos histoires, manger de la viande fraîche et boire. Et ces animaux auront le fourrage propre et la paille odorante qu’ils méritent tant.
Ki fit une mine aigre en entendant le ton sybarite de Vandien.
— Je n’ai pas pour habitude de dormir dans des auberges, et le col m’a déjà pris plus de temps que je ne l’avais prévu. Je dois continuer ma route, Vandien.
Il poussa un soupir de résignation.
— Eh bien, au moins nous devrions pouvoir prendre de nouvelles provisions et acheter une bouilloire. Devons-nous nous hâter si vite vers Diblun, Ki ? Je te le dis, l’homme ne sera pas heureux de te voir.
— Je dois le faire, dit Ki en accentuant le pronom et en lançant un regard en coin à Vandien. Et tu sais autant que moi que nos chemins se séparent bientôt. Je vais aller à Diblun. Ta route vers Firbanks sera dans la direction opposée, si je ne me trompe pas. Je n’y suis jamais allée.
— Je n’ai pas d’affaires pressantes qui exigent que j’y sois un jour précis, plaisanta Vandien, avec une jovialité forcée dans la voix. Nous pouvons d’abord régler ton affaire.
— Non.
Vandien enroula sa corde à histoires et la remit dans sa poche. Ki essaya de voir son visage, mais il le détourna d’elle.
— Tu ne m’as jamais fait de réprimande, bafouilla Ki, cherchant ses mots. Tu n’as jamais parlé de ce que je te dois, tu ne m’as jamais reproché que ton visage... qu’il y aura toujours une balafre...
Il ne se tourna pas vers elle.
— Ça fait partie de ma proposition, tu te souviens ? Ne jamais te donner quoi que ce soit que je ne pourrai donner gratuitement.
— Maudit bavard ! siffla Ki. Vandien, ne vois-tu pas ? Ce serait vide entre nous. Je ne suis pas prête à prendre un mari. Le désir est mort en moi. Je ne peux pas faire semblant. Je ne le voudrais pas.
— Je ne me rappelle pas m’être offert à toi en ce sens, déclara calmement Vandien. Je t’ai fait ma proposition en tant qu’ami. Rien de plus.
Il regarda droit devant lui en continuant à chevaucher. Un afflux de sang vint colorer les joues de Ki, et elle se sentit déchirée entre la colère et la gêne.
— C’était une supposition qu’il était naturel que je fasse ! s’emporta-t-elle.
— Seulement si elle était dans ton esprit avant que je fasse ma proposition, contra Vandien d’un ton dédaigneux.
L’exactitude de sa remarque fit taire Ki. Qu’il soit maudit ! Pourquoi fallait-il toujours qu’il prononce les paroles qui la mettaient le plus mal à l’aise ? Il gardait toujours les yeux fixés loin, devant sur la piste. Elle était heureuse de ne pas avoir à croiser son regard. Il leva une main pâle vers sa bouche pour couvrir une quinte de toux. Ki regarda fixement entre les oreilles de Sigurd jusqu’à ce que les bruits de ses éternuements ne puissent plus être ignorés. Puis elle tourna vers lui des yeux sévères et découvrit qu’il parvenait à peine à rester en selle et à couvrir son rire.
— Maudit bavard ! hurla-t-elle, furieuse, avant de lui décocher une gifle, si violemment qu’elle se retrouva en train de glisser sur l’épaule large de Sigurd.
La main de Vandien, sous son bras, l’aidant à se remettre en selle, ne fut d’aucune consolation.
Elle piqua ses talons contre Sigurd et il partit en tête de Sigmund. Elle maintint son dos droit comme un if en chevauchant devant Vandien. Sa capuche couvrait ses oreilles toujours rougies.
— Au cas où tu aurais oublié, lui lança-t-il d’une voix ne manifestant pas le moindre repentir, ma proposition spécifiait que je ne te donnerais jamais quoi que ce soit en attendant une contrepartie ou en comptabilisant une dette. Et c’est ce que je te demandais en retour. Que tu ne me donnes rien que tu ne veuilles pas donner.
— Jusqu’à ce que tu me donnes un gros ventre et que je te donne un enfant, et nous pourrions chacun accuser l’autre d’avoir rompu notre accord ! s’indigna Ki sans se retourner.
Vandien fit claquer sa langue.
— Est-ce que tu me vois toujours de la sorte ? N’y pense pas une seconde de plus, Ki. Si j’avais la capacité de faire ça à une femme, je n’errerais pas sur les routes aujourd’hui. J’aurais hérité des terres de mes parents au lieu de les laisser à mon cousin. Et si j’avais choisi de vagabonder, quand je serais revenu, je n’aurais pas été une telle gêne pour mon oncle.
Ki recula devant l’affabilité à cran de son ton. Elle fit ralentir Sigurd jusqu’à ce que son pas s’accorde à celui de Sigmund et qu’ils marchent côte à côte. Elle essaya de croiser le regard de Vandien, mais il le gardait détourné d’elle. La fine corde à histoires sortit de sa poche comme par magie.
— Et maintenant, déclama-t-il à la manière d’un ménestrel, je vais te raconter l’histoire du fils de Vandet et Dienli.
Les yeux de Ki furent attirés malgré eux par la corde, comme capturés par la toile qu’il tissait.
— Ils étaient fiers, à la naissance de leur fils, continua Vandien, présentant l’étoile complexe qui, pour son peuple, représentait la naissance. Il fut marqué du signe du Faucon dès sa naissance, et ils jugèrent que c’était un signe de bonne fortune.
La corde virevolta et s’arrêta. Mais, sans son visage grave et ses yeux durs, Ki aurait pu croire qu’il lui racontait des histoires avec la corde, en lui montrant les motifs clés rappelant l’histoire au fur et à mesure, comme il l’avait fait depuis des jours.
— Vandet et Dienli célébrèrent leur passage à l’âge adulte, leur union et sa naissance pendant de nombreux jours. Mais Dienli finit par mourir quand l’enfant était encore trop jeune pour même se souvenir de la couleur de ses yeux. (Mais on m’a dit, Ki, qu’ils étaient aussi noirs que les miens). Et Vandet finit par tomber de cheval au cours d’une chasse avant que le garçon ne soit assez grand pour bander la corde d’un arc. La tutelle de l’enfant passa à son oncle, jusqu’à ce que l’enfant soit assez vieux pour prouver qu’il était un homme.
« À présent, je vais faire une digression pour t’expliquer les merveilleuses coutumes de mon peuple : un garçon devient un homme quand il engendre un enfant. Une fille devient une femme quand elle accouche. Et jusqu’à ce qu’un enfant soit produit, l’accouplement n’est qu’une saine distraction entre enfants normaux. Aucun lien ne peut en découler jusqu’à ce qu’un enfant reconnu par les deux parents naisse. Aucun enfant ne peut hériter tant qu’il n’a pas fourni un prochain héritier pour les biens en question. Or, dans ce cas, comme le domaine légué était important et que le garçon était le seul héritier, il y avait une grande anxiété pour que les mains du garçon saisissent dès que possible les rênes du pouvoir. C’était chose facile que de faire grandir un bébé dans le ventre d’une femme. Mais l’oncle du garçon ne voulait prendre aucun risque. Il n’autorisa aucune jeune fille, car elle pourrait être trop jeune pour enfanter, ou aucune femme qui n’avait pas prouvé sa capacité à se reproduire. En revanche, il sélectionna pour le garçon des femmes adéquates, des femmes plus âgées, des veuves dont les maris étaient morts, des femmes qui s’étaient avérées fertiles, quelques-unes ayant des enfants aussi âgés que le garçon. Et on le mena à elles comme un taurillon débutant que l’on conduit à une série de vaches. D’abord, on procéda avec dignité. Le garçon rencontrerait d’abord la femme, lui parlerait, apprendrait à la connaître pendant quelques jours avant qu’on exige de lui qu’il s’exécute. Il trouva que c’était une chose gênante que d’être au lit avec des femmes qui lui rappelaient une mère qu’il n’avait jamais connue, et de savoir que la première qu’il engrosserait serait la compagne de sa vie. Cela rendit la tâche du garçon pour le moins... ardue. Comme les mois passaient et que les femmes passaient aussi, le rythme s’intensifia, l’oncle rappelant constamment au garçon la honte qu’il encourrait si ses échecs devenaient connus. Le garçon avait une longue liste de noms à léguer – c’était une question d’honneur envers les ancêtres. Le garçon perdit son assurance. Les femmes que son oncle put trouver devenaient moins tolérantes et de plus en plus moqueuses. Jusqu’à ce qu’enfin une femme aille trouver son oncle et lui dise qu’elle ne perdrait pas plus de temps à attendre de se faire monter par un jeune castrat.
— Ça suffit, dit doucement Ki.
Vandien tourna vers elle des yeux glacés et vides, au-dessus de son sourire.
— Ne coupe pas l’histoire, Ki. Est-ce que le dernier motif que je t’ai montré ne te plaît pas ? Il veut dire castré. Comme les chevaux que tu montes. Maintenant, patiente, le temps que je finisse.
« La rumeur se répandit, bien sûr. Pour conserver le nom intact, autant que possible, il fut nécessaire que le cousin du garçon hérite. Il avait engendré un beau gros bébé, un an avant, avec une jeune fille douce et sauvage d’un village voisin. (Cela n’avait semblé leur causer aucune difficulté, ni à l’un ni à l’autre.) Le garçon gênant partit discrètement, et quand il revient, de temps en temps, on lui donne assez d’argent pour qu’il puisse redisparaître. On n’encourage pas les disgrâces familiales à rester sur votre seuil. Et ainsi l’histoire se finit bien.
Vandien fit claquer la corde entre ses mains. Elle retourna dans sa poche.
— Vandien, je suis désolée...
— Que je sois castré ? Mais je ne le suis pas, bien sûr. C’était juste une indigestion de fruits trop mûrs. Je te raconte cette histoire seulement pour te montrer que je ne te demanderai rien que tu ne donnerais pas de ton plein gré. Je ne demanderai jamais une telle chose à quiconque.
— Ça suffit, Vandien ! explosa Ki.
Puis elle reprit sur un ton plus aimable :
— Dire que je suis désolée n’est pas assez. C’est la chose la plus cruelle subie par un enfant qu’on m’ait racontée. Mais ma pitié...
— Garde ta pitié. Ce n’est pas ce que je demandais.
— Je ne prendrai personne dans ma vie. Je n’ai pas de place pour ça. Je n’offrirai pas ce que je ne peux pas donner.
Les missions qui m’attendent ne concernent que moi. Je n’ai pas de vie à partager.
— Choisis la vie, Ki. Choisis-la une fois de plus.
La cour de l’auberge apparut. Une neige fine couvrait le sol gelé. Des traces de roues et de sabots marquaient le sol de la cour et un très jeune garçon d’étable se balançait sur un portail. C’était un endroit délabré et chaleureux, plus accueillant que ne l’avait été l’auberge dené. Le garçon d’étable les regarda faire entrer leurs énormes montures. Ki se laissa glisser le long de l’épaule de Sigurd. Vandien tenta une descente plus digne, mais dut finir par se laisser tomber.
— Est-ce que nous entrons ?
— Non. J’ai une affaire en cours à achever.
Elle s’avança et serra Vandien hâtivement dans ses bras, maladroitement. Elle se recula rapidement vers Sigurd.
— Est-ce que tu seras capable d’atteindre ta maison ?
Ses paroles dénotaient plus d’inquiétude que son ton.
Vandien la regarda. Il ne lui fit pas la courte échelle, mais la laissa s’agripper à la crinière de Sigurd et le monter d’une manière qui manquait pour le moins de dignité.
— Bien sûr, articula Vandien, laissant ses mots tomber doucement sur la neige. Il y a assez de gens dans le coin qui connaissent mon nom, faute de pouvoir reconnaître mon visage, à présent. Je m’en sortirai.
— J’en suis heureuse. Bon voyage.
Elle ne se retourna pas. Vandien se tenait dans la cour gelée, la suivant des yeux. Sigmund suivit docilement Sigurd sans qu’il soit besoin de longe en cuir. Un petit sourire se forma sur les lèvres de Vandien. Il connaissait Ki mieux qu’elle ne se connaissait elle-même. Dans un instant, elle allait tirer sur la bride des chevaux, s’arrêter puis faire demi-tour pour le retrouver. Il attendrait. Un sourire assuré illumina son visage. Il s’effaça rapidement. Les hongres pommelés devenaient de plus en plus petits, au loin. Les paroles de Ki sonnaient juste, mais il savait ce qu’elle portait dans son cœur. Ki se tenait toute droite et ridiculement petite sur l’animal immense. Les queues coupées des chevaux, nouées parce qu’ils servaient d’attelage habituellement, remuaient quand ils marchaient.
Vandien regarda la piste déserte, attendant qu’ils reviennent à l’entrée du virage. Le froid commença à le chatouiller. Il remonta plus sa capuche et enfonça profondément ses mains dans les poches de son manteau. Il en retira lentement une main, incrédule. Il regarda les trois pièces d’argent dans sa paume et se rappela la maladresse de l’étreinte de Ki. Il tourna des yeux blessés et en colère sur la route déserte. Il leva la main bien haut pour lancer les pièces dans la neige. Mais à la place, son poing s’abattit lentement, en signe de défaite. Il lança les pièces au garçon d’étable médusé. Il courba les épaules en s’aventurant vers la porte de l’auberge. Une affaire en cours, effectivement.
***
L’homme de Rhésus contempla la femme débraillée sur le seuil de la porte. Deux chevaux gris émaciés se promenaient librement dans la rue, devant la porte. Le manteau de la femme était aussi salement déchiré que celui d’un mendiant des rues. Sa longue chevelure brune n’était qu’une masse emmêlée qui retombait en désordre des deux côtés de son cou, sous sa capuche. Son visage était pincé et tendu. Ses yeux verts brûlaient.
— Il ne m’a pas demandé de veiller à l’arrivée de qui que ce soit devant apporter de la marchandise, lui expliqua l’homme d’un ton suspicieux.
Lentement, la grande porte en bois commença à se fermer sur ses gonds huilés.
— Attendez ici. Je vais lui demander s’il vous attend.
— C’est exactement ce que je souhaite lui demander moi-même, objecta Ki.
L’homme recula pour éviter le contact de ses vêtements sales quand elle se faufila à côté de lui, en passant sous son bras. Elle évolua dans le couloir dallé comme un félin en chasse, jetant un coup d’œil par une première porte étroite, puis une seconde. Elle lança un regard noir à l’homme qui attendait. Il ne lui restait aucune patience pour les politesses. Elle n’avait eu de cesse, depuis qu’elle avait quitté l’auberge, de forcer les chevaux gris à avancer, les forçant à se nourrir seulement du peu de pâture qu’ils trouvaient dans les prairies jonchées de neige. Elle avait étouffé la réflexion sous une action constante. Elle n’avait même pas pris le temps de se laver. Elle s’était poussée vers cette confrontation, et elle ne s’en ferait pas priver.
— Rhésus ! mugit-elle.
Sa voix résonnait bizarrement. L’homme, derrière elle, se précipita dans un corridor adjacent, comme s’il ne voulait pas être présent quand son maître trouverait une folle lâchée dans la maison. Ki arpenta le couloir. Elle entendit un brusque bruissement de tissu et une voix de femme qui s’élevait en un murmure alarmé. Elle s’avança vers la porte de cette pièce, mais Rhésus en personne s’interposa soudain. Ses mains potelées s’affairaient nerveusement sur le devant de sa chemise défaite. Son corps gras et arachnéen s’agitait au-dessus de ses jambes rachitiques.
— Ki !
Toutes les réponses défilèrent sur son visage, qui vira au gris, et s’affaissa, plus flasque encore, quand elle lui sourit. De l’intérieur de sa chemise, elle tira la petite bourse en cuir, et fit rouler les pierres dans sa main. Ses yeux ne quittèrent pas son visage quand elle lui tendit les gemmes pour qu’il les inspecte.
— Elles sont toutes là, Rhésus. Et certainement aussi magnifiques et inestimables que quand j’ai quitté Vermineville.
— Certainement, approuva-t-il nerveusement.
Mais il ne tendit aucune main fébrile pour les prendre. Ki remua la main, laissant les pierres rouler dans sa paume.
— Je ne t’ennuierai pas avec les dangers que j’ai rencontrés en venant jusqu’ici. Tu sais que je n’ai jamais augmenté mon prix parce que j’avais trouvé un trajet plus difficile que celui pour lequel j’ai marchandé. C’est le métier de voyageuse – connaître assez bien les routes pour conclure un bon accord avant le départ. Et c’est le métier du marchand, de savoir ce qu’il peut se permettre de payer pour ce travail.
— Bien sûr, bien sûr.
Il lança un regard nerveux en direction de la pièce qu’il venait de quitter, puis fit un pas vers l’avant en indiquant brusquement une autre porte. Ki l’observa reprendre rapidement les rênes du pouvoir, et vit son visage se raffermir quand il se convainquit qu’elle ne soupçonnait rien. Déjà, il avait regagné son aplomb, reprenant le contrôle de la situation.
— Est-ce que tu désirerais un peu de nourriture, Ki, ou peut-être un peu de vin ? J’ai des fruits mûrs de...
— Non, interrompit Ki. L’argent, et quelques discussions. Voilà ce qui me conviendrait le plus. Rhésus.
Il acquiesça rapidement, révélant encore sa nervosité par le tremblement de ses bajoues. Il fit quelques pas au trot vers la porte qu’il avait indiquée auparavant. Ki ne bougea pas. Elle ne se souciait pas de savoir s’il était troublé par le fait qu’elle soit si près de son nid. Elle leva machinalement une des pierres entre le pouce et l’index, l’étudiant d’un air critique.
— Je ne connais pas grand-chose aux gemmes, Rhésus. Je suis certaine que tu es au courant de cela. Où une personne de mon origine aurait-elle pu trouver l’occasion de pouvoir juger de telles choses ? Mais j’ai l’œil pour les belles choses. Regarde, Rhésus. Bleue comme le ciel. Non, plus bleue encore que cela – bleue comme une harpie fondant sur sa proie. Comment pouvons-nous évaluer une pierre comme celle-ci ? Vaut-elle la vie d’une femme, ou disons plutôt le sang d’un homme ?
Rhésus vit tout se dérober autour de lui. Ses jambes maigres tremblaient sous sa rondeur et menaçaient de s’effondrer. Son visage pâle verdit, accentuant le contraste avec sa tenue aux couleurs vives. Ki affronta son regard calmement, le visage aussi serein qu’un jour de printemps, la bouche affichant un doux sourire. Elle observa son visage replet osciller d’émotion. Mais il maintiendrait son bluff jusqu’au bout.
— Par ici, Ki. Réglons nos comptes.
Il y eut un tremblement dans son trot quand il la pressa le long du couloir. Il la conduisit dans une salle sobre qui atténuait la richesse de la maison. Le sol était couvert de dalles d’un marron riche et foncé. Des tapisseries représentant des festins et des chasses drapaient les murs. Aucune fenêtre ne laissait entrer de lumière naturelle ou de regards curieux. Un grand placard se dressait dans un coin et son bois sombre et reluisant était coordonné à celui de la table au centre de la pièce. Celle-ci était couverte de parchemins et de jetons, alors que plusieurs longs pinceaux reposaient sur un support vertical à côté de flacons de diverses encres colorées. À la table, il n’y avait qu’un seul fauteuil, taillé de motifs ouvragés et un banc, bas et nu, posé à une certaine distance. Ki avait déjà joué cette scène avec Rhésus. Il s’asseyait toujours dans le grand fauteuil, protégé par la table, et jouait avec les jetons en parlant de dépenses qui ne cessaient d’augmenter, pendant que Ki restait silencieuse sur le petit banc devant lui, les jambes étendues devant elle, dans une position inconfortable, jusqu’à ce que son silence finisse par tirer de lui le prix convenu.
Mais aujourd’hui, quand Rhésus la laissa passer devant en tant qu’invitée, Ki traversa la pièce avec une démarche assurée, tira le fauteuil et s’assit dedans. Elle contempla les derniers espoirs s’écouler du visage de Rhésus. Son corps s’écroula sur le petit banc. La sueur gouttait en petites perles brillantes sur sa lèvre supérieure.
— Je ne suis, comme tu le dis, qu’un marchand, commença-t-il.
— Je ne savais pas que tu négociais du sang, énonça Ki pour trancher son ton qui semblait s’excuser. Ou bien mes prix auraient été plus élevés. Mais ayant vu ce que tu fais, nous allons conduire notre accord à son terme, à présent.
— D’abord, le reste de ce que tu me dois pour ces « pierres inestimables ».
Ki saisit sans hésiter un tas de jetons et estima ce qui lui était dû en le posant en une pile à part sur la table.
— C’est le montant exact, n’est-ce pas ?
Rhésus regarda à peine la pile.
— Il me semble, bafouilla-t-il.
— C’est sûrement le cas. Mais les apparences peuvent être trompeuses, Rhésus. Envisageons une question philosophique. Les biens peuvent être achetés par de l’argent. Mais comment doit-on acheter du sang ?
Les bajoues potelées tremblèrent un instant puis devinrent soudain plus fermes. Rhésus se redressa sur le petit banc. En le regardant, Ki pensa à un crapaud se gonflant avant de coasser. Mais elle aurait plus fait confiance aux yeux jaunes d’un crapaud qu’aux prunelles rondes et porcines qui la fixaient à présent.
— Est-ce que tu me menaces, Ki ? Avec quoi ? Tue-moi de tes propres mains et tu n’échapperas pas à la justice de cette ville. Ils m’estiment, ici, grâce au commerce que je génère. Vas-tu porter plainte contre moi ? Qui écoute une Romni qui voyage partout ? Quelles preuves as-tu ? Tu n’as pas été tuée. Je ne vois aucune trace de blessure sur toi.
Il posa ses mains grasses sur ses genoux, les plia et affronta son regard comme s’il venait de marquer un point.
— Voilà une philosophie bien intéressante.
Ki s’enfonça un peu plus dans le fauteuil. Ses bottes couvertes de saleté vinrent se poser sur un coin de la table reluisante. Elle donna un petit coup pour être un peu plus à l’aise et Rhésus tressaillit quand ses talons entamèrent le lustre du bois.
— Sans doute que si tu es mort, Rhésus, cela ne fera pas une grande différence pour toi si je suis punie pour ton meurtre ou non. Mais cela pourrait te gêner un petit peu si un certain voyageur romni et sa famille arrêtaient de faire de la contrebande de bijou-parfum vers Coritro pour toi. Bien qu’ils soient illégaux, là-bas, j’ai entendu dire que tu en tirais encore un bon prix. Cela pourrait même te causer un problème plus important si tous les Romni arrêtaient de faire du transport pour toi. Mais je ne te menace pas, Rhésus. Je te prouve seulement que je sais comment te menacer. Je ne veux pas de ton sang. Je ne le considère pas d’une valeur égale à celui qui a été versé. Pas plus que je ne veux ton argent, à part ce que tu me dois pour ma livraison.
Ki étudia avec des yeux plissés le petit homme dodu s’agiter sur le banc. Ses doigts gras étaient boudinés par des bagues étroites, ce qui les faisait ressembler à des saucisses. Ces saucisses se croisaient et s’emmêlaient. Ses petits yeux ronds faisaient le tour de la pièce en roulant, regardant partout sauf Ki. Ki continua de le scruter en silence. Il ouvrit et referma plusieurs fois la bouche.
— Mais, alors, qu’est-ce que tu attends de moi ? Là, je vais te payer ton argent pour ta livraison, puis tu vas partir.
Il se leva et se hâta au travers de la pièce jusqu’au placard. Il fouilla dans sa poche et en tira une petite clé avec laquelle il ouvrit un des tiroirs. Ki entendit un tintement de pièces et le claquement du tiroir qui se refermait. Il se pressa de revenir, pour empiler devant elle les pièces d’argent qu’il lui devait. Ni plus, ni moins. Ki hocha la tête et les ramena vers elle. Elle laissa tomber les pierres de sa main sur la table avec un bruit claquant de gravier.
— Et maintenant, tu vas partir, répéta-t-il.
Ses yeux brillèrent, comme il épiait Ki qui transférait nonchalamment la pile de pièces de la table à sa bourse. Il relâcha sa lèvre inférieure, charnue et humide, qui pendait un peu pendant qu’il examinait les pacotilles éparpillées qu’il recevait en échange.
— Tu n’as pas besoin de prendre un air si amer, dit doucement Ki. Je ne crois pas que tu y perdes.
— C’est mon affaire, répliqua sèchement Rhésus.
— Tout à fait. L’affaire d’un marchand qui commerce du sang. Je n’ai aucune expérience de la façon dont on fixe ce genre de prix. Dis-moi, Rhésus, combien ma vie a-t-elle été vendue ? Et par qui ?
Il alla vivement jusqu’au banc devant la table, s’asseyant avec des manières aussi attentives qu’un chien qui se couche pour supplier qu’on lui donne quelque chose. La limace rose lui servant de langue vint humidifier ses lèvres.
— Est-ce que c’est ce que tu attends de moi, Ki ? Cela va te coûter cher.
Il s’installa avec un frisson de satisfaction à l’idée qu’il reprenait finalement le contrôle.
Ki ne put même pas trouver en elle la colère dont elle avait besoin pour traiter avec lui. Seul un dégoût las l’habitait. Elle le laissa continuer son laïus.
— Tu dois savoir, Ki, qu’à aucun moment, ta vie, ou ta mort, n’a été évoquée. J’ai accepté un... un prix, c’est ce qu’on va dire. Seulement pour m’assurer que ta roulotte traverserait un certain col. Je n’avais aucune limite de temps, seulement ma parole qu’à un moment, je m’assurerais que tu franchirais ce col. Et c’était tout. Comment pouvais-je savoir que cela serait dangereux pour toi ? Tu vois, tu n’as aucune raison d’être en colère contre moi.
Il s’arrêta pour mordiller d’un air songeur l’ongle de son pouce.
— Je crois, pour être honnête, que mon prix pour l’information sera égal aux pièces que je viens de...
Ki n’attendit pas d’entendre la suite. Elle n’éprouvait aucune colère quand elle fit lentement descendre ses bottes usées de la table. Elle ne ressentait rien quand elle balaya au sol les brosses, les jetons et la nuée de parchemins. Rhésus poussa un cri strident, mais les yeux de Ki étaient glacés quand elle renversa la table sur le sol dallé, dans un craquement qui projeta des échardes de bois poli. Le fauteuil travaillé se souleva un peu dans ses mains calleuses, avant de s’envoler à travers la pièce et de défoncer l’avant du placard reluisant. Rhésus s’enfuit de la pièce en couinant. Ki le suivit avec une démarche de panthère. Il s’enfuyait sans grâce et sans logique, se retournant, terrifié, pendant qu’il pantelait dans le couloir. Elle entendit la voix d’une fille qui posait une question quand Rhésus fonça dans la salle dont Ki l’avait d’abord vu sortir.
C’était une chambre tout en blanc et en jaune, avec un sol crème, des tapis blancs moelleux, et des tapisseries de champs fleuris. Un grand divan en dominait le centre, entouré par des tables en filigrane portant un impressionnant assortiment de douceurs et de fruits. Une fille était en train de se lever du divan quand ils entrèrent, Rhésus tremblant et trébuchant dans sa fuite. La fille lâcha un petit cri étouffé en apercevant celle qui le poursuivait : Ki, débraillée, sale et le visage figé.
Ki s’arrêta en la voyant. Ce n’était pas son extrême jeunesse qui choquait Ki, bien que l’image de cette enfant dans les bras de Rhésus fut une injure à toute beauté. Ce n’est pas non plus la nudité de la fille, ni les peintures soigneusement érotiques qu’elle avait sur le corps qui la surprirent – c’était le collier circulaire qui représentait des harpies en argent qui ornait sa gorge élancée, ainsi que les harpies couleur d’azur et de cobalt qui pendaient à chacune des oreilles roses. Ki s’arrêta net.
« De sa forge et de son enclume sortent les métaux les mieux travaillés que la famille ait jamais vus », avait dit Haftor. Il avait raison. Une fois qu’une personne avait admiré le travail des mains de Marna, elle le reconnaîtrait toujours. Ki ne réalisa pas qu’elle s’avançait toujours vers la fille avant de sentir l’argent froid du collier dans ses mains. La fille s’enfuit et ses pieds nus battirent sur le sol crème alors que son cou blanc était marqué par la brûlure du métal violemment arraché.
Ki ne pouvait plus concentrer son esprit sur les cris suraigus de Rhésus pendant qu’il tirait frénétiquement sur la corde servant à appeler le personnel. Elle essayait de se souvenir du visage de Marna. Il ne lui revenait pas. Elle ne pouvait que retrouver Haftor, combattant sa folie, ses grands yeux pleins d’une vengeance qu’il ne pourrait jamais satisfaire. Haftor avait trop bien appris à haïr. Est-ce que Ki allait former Marna à en faire autant ? Elle repoussa violemment le collier. Il claqua et glissa sur le sol pour venir s’enrouler autour du pied de Rhésus. Celui-ci cessa ses jérémiades, assez longtemps pour se baisser et s’emparer de son trésor.
— Donne-lui ceci, dit soudain Ki dans un sursaut. Dis-lui qu’elle a réussi. Dis-lui qu’on l’a trouvé sur mon corps. Dis-lui d’être en paix, car tout est fini.
Ki mit la main dans sa bourse de ceinture et le peigne d’argent vint trouver ses doigts sans rechigner. Elle fit reculer son poing pour le lui lancer, mais réalisa qu’elle n’y parvenait pas. Elle alla jusqu’à l’endroit où Rhésus se recroquevillait et le glissa dans ses mains moites. Elle se surprit à ressentir un pincement de regret en s’en séparant. Elle figea cette émotion, puis tourna les talons et sortit par la porte, passant entre deux serviteurs médusés qui se hâtaient pour répondre à l’appel de Rhésus. Elle partit.